Ce texte d’Alphonse Allais est tiré de son ouvrage Amours, délices et orgues, Ollendorff, 1898. Le texte est établi d’après la deuxième réimpression (1991) des Œuvres anthumes, chez Robert Laffont, S.A., Paris, 1989. Sa mise en ligne est dédiée à David C., qui n’aime pas se faire « enc... » de deux euros.

Pour un faux col

Ayant glissé son décime dans la fente, mon ami conçut une effroyable colère en constatant que rien ne bougeait à l’appareil et que la tablette de chocolat annoncée ne se présentait pas.

— Tas de voleurs ! écuma-t-il.

Et il ajouta :

— Je viendrai cette nuit avec une cartouche de dynamite et je ferai sauter leur damnée machine.

— Voilà, fis-je, une bien excessive vengeance pour une malheureuse pièce de deux sous.

— Ça n’est pas pour les deux sous ! Les deux sous, je m’en fiche ! Mais je ne veux pas qu’on se f... de ma fiole.

Je connais, en effet, peu de gens aussi susceptibles que cet ami.

Toujours prêt à s’imaginer que l’humanité entière s’est liguée pour le dépouiller, il ne décolère pas et rumine sans relâche les plus éclatantes et cruelles revanches.

S’étant aperçu un jour que son épicier lui avait vendu une livre de sucre de 485 grammes, il revint le lendemain et projeta dans les olives et les pruneaux de l’indélicat boutiquier une pleine poignée de strychnine.

Ce n’est pas pour les 15 grammes de sucre, s’excusait-il gentiment. Les 15 grammes de sucre, je m’en fiche ! Mais je ne veux pas qu’on se f... de ma fiole !

En une autre circonstance, les choses allèrent plus loin encore.

Dans un hôtel de Marseille, où il descendait d’habitude, il constata, en faisant sa malle pour le départ, qu’il lui manquait un faux col.

Nul doute ! Un garçon de l’hôtel avait, en son abscence, ouvert la malle et dérobé l’objet.

Mon ami ne fit ni une, ni deux. Au lieu de revenir à Paris, où l’appelaient ses affaires, il s’embarqua sur un bateau en partance pour Trieste.

Trieste — qui l’ignore ? — est, avec Hambourg, le grand marché européen de bêtes féroces.

L’homme eut la chance de tomber, tout de suite, sur une véritable occasion : un sale jaguar adulte, dont le mauvais caractère aurait lassé la patience d’un saint et qu’on lui abandonna pour un prix dérisoire.

Ce jaguar fut introduit dans une forte malle, une de ces fortes malles où la tôle d’acier joue un rôle plus considérable que l’osier ou la toile cirée.

Un rapide steam-bot ramena vers Marseille le monsieur grincheux et son farouche compagnon.

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Le jaguar qui, à l’état libre, n’est déjà pas d’une mansuétude désordonnée, perd encore de sa sociabilité par le séjour d’une semaine dans une malle, même quand son maître a pris la précaution d’enfermer avec lui une dizaine de kilogrammes de viande de cheval premier choix.

Notre jaguar ne se comporta pas autrement que la plupart de ses congénères.

Précisément, le garçon de l’hôtel eut la fâcheuse pensée de s’approprier un mouchoir de poche appartenant à notre ami.

Le couvercle de la malle se releva plus brusquement que ne s’y attendait l’indélicat serviteur.

Le pauvre jaguar, heureux enfin de pouvoir détendre ses muscles engourdis, manifesta sa joie par un petit carnage, qui s’étendit au garçon coupable, à deux bonnes, à trois voyageurs, au patron, à la patronne de l’hôtel et à quelques autres seigneurs sans importance.

Quand un jaguar s’amuse, rien ne saurait l’arrêter.

— Eh bien, monsieur, concluait mon ami, je suis souvent revenu dans cet hôtel et n’eus plus jamais à déplorer l’absence du moindre bouton de manchettes... Qu’est-ce que vous voulez, moi, je ne veux pas qu’on se f... de ma fiole !